Extraits du Voyage en Chine

Dimanche 14 avril − Shanghai

À noter : au cours de notre promenade, une femme d’un certain âge, puis trois hommes, légèrement à l’écart de la foule, pratiquent en plein air la gymnastique ou boxe chinoise (taijiquan). S’élevant appuyés sur un pied, ils avancent tour à tour extrêmement lentement les autres membres, bras et jambes, puis le reste du corps. Et cette danse lente, immobile, semble se dérouler comme une nage. Les bras poussés en avant s’élèvent et retombent, dessinant un espace sculptural, mouvant, qui enveloppe les corps et les détache de leur entourage, non plus corps mais volume d’air, limite tracée par eux d’une unité vide dont ils se séparent en secouant la tête.

 

Lundi 29 avril − Pékin

En quittant Pékin la route s’élargit assez vite, elle est de chaque côté plantée de jeunes saules dont les troncs sont blanchis à la chaux à mi-hauteur. Après une assez longue banlieue campagnarde, la route traverse un paysage fertile. Un paysan un peu voûté marche, les mains derrière le dos, dans un champ de blé en herbe. Plus loin, trois ou quatre garçons vont les uns derrière les autres par un chemin de terre qui coupe un champ de blé vert, celui qui est en tête tient un immense drapeau rouge qui flotte au vent. Après une assez longue distance dans cette campagne, la route commence à s’engager entre les montagnes qui se resserrent et se dressent, formant ainsi une gorge au fond de laquelle le ravin est en ce moment à sec. Nous suivons un
95moment la voie de chemin de fer Pékin-Moscou. Au bord de la route et aux flancs de la montagne, quelques pommiers blancs et quelques lilas en fleurs. La route s’élève en sinuant, traverse une «petite muraille» et divers travaux de fortification jusqu’au pied de la Grande Muraille qui suit les accidents des sommets, passe d’un horizon à l’autre, présente tour à tour les murs de ses flancs ou un long ruban de route, parfois plate et parfois très abrupte. Çà et là, elle est ponctuée d’une tour d’observation carrée. Le ciel est gris, presque aussi violet que les montagnes que découpent au loin les murs rouillés.
Le plus impressionnant de cette œuvre que les Chinois comparent à un immense dragon, c’est, dans son déroulement et dans l’étonnant rapport qu’elle entretient avec le paysage, sa simple beauté. L’ouvrage d’art se confond avec celui de la nature, aussi réel, aussi vrai, aussi éternel que la chaîne des Yan Shan qu’il escalade. Nous sommes à la passe de Badaling. Cette section de la Grande Muraille, qui en d’autres endroits s’effondre à demi, a été restaurée sous la dynastie des Ming. D’énormes blocs de granit servent de base aux murs de briques sombres. Comme elle passe d’un horizon à l’autre, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle traverse deux mille ans. Cette sorte de force, d’évidence et de beauté sans âge traverse le temps et l’histoire. Ici encore ce qui surprend c’est la particularité de l’échelle, cet ouvrage monumental ne fait pas plus de 7 mètres de haut mais il s’étend à l’infini, comme disent les Chinois la tête et la queue sont invisibles. 7 mètres de hauteur et 7 mètres de large entre ses rampes crénelées.
Comme un moment la lumière change, le ruban s’étend de- vant nous sinueux et blond sur la montagne d’un brun violet. Nous faisons quelques pas sur la voie pavée, des Chinois se retournent sur notre passage, un vieil homme prend J. K. pour une de ses compatriotes, ils échangent quelques mots.
Ici encore nous aurons tout vu et nous n’aurons rien vu. J’imagine cette ligne sinueuse, ce paysage de montagne imprimé sur mon œil, ou, qui sait?, dans ma mémoire...

 

Dimanche 5 mai − de retour en France

Je me retrouve en France avec le sentiment d’avoir quitté la Chine précipitamment. Si au départ de Paris nous ne savions pas vraiment ce que nous allions trouver en Chine, nous partions pourtant et, dès que la passerelle de l’avion fut franchie, nous n’étions plus en France. Nous quittions la France pour, dans le demi-sommeil d’une nuit de voyage, partir vers un continent sans autre réalité sous son nom que son tracé géographique et l’occidentalisation de ses mœurs.
À Pékin, en montant dans l’avion qui nous ramène à Paris, nous sommes déjà en France. À la première page des journaux les élections françaises, et en page 4 ou 5, quelques brèves nouvelles de la Chine. Lorsqu’en cours de voyage nous avons pu consulter le Bulletin d’information de l’agence Hsinhua, nous avions parfois en dernière page, venant après les informations sur la Chine et sur le continent asiatique, quelques nouvelles de la très lointaine Europe.
Nous faisons escale à Karachi à 17 h 45 : chaleur torride, l’air est lourd et humide. Impossible de ne pas penser à la parenthèse de ces trois semaines. Impossible d’être présent à cet entre-deux du retour. L’avion est en grande partie occupé par un groupe d’Alsaciens qui fêtent bruyamment, champagne et chansons, leur départ de Chine. Nous survolons Téhéran, Ankara, Sofia, Zagreb, Munich. Nous sommes en France. Après un moment de repos la délégation alsacienne a repris son tapage de plus belle, le reste du voyage est un cauchemar sans sommeil.
Mon retour en France dans cette campagne familière où je passe chaque week-end, me laisse tout à fait ahuri et en somme passablement dépaysé. Ce qui m’apparaît immédiatement et avec force c’est la surcharge du décor. La campagne française est sur-décorée, pas un endroit où l’œil puisse se poser sans rencontrer une surcharge dont le plus souvent l’inutilité n’égale que la laideur. Même chose chez moi, des bibelots, des meubles, des livres : des anecdotes superflues. Je sais déjà que je m’y ferai très vite, que très vite ils me deviendront à nouveau indispensables. Mais au retour c’est la surprise avec comme un mouvement de recul et de crainte devant ce que j’ai cru, ce que je crois devoir assumer. Ce n’est pas seulement le lieu commun de la société de consommation, c’est son histoire, l’histoire de la culture de consommation, de son décor, des traces partout perceptibles d’un récit « dix-neuviémiste », sans autre dimension que la commune mesure psychologique.
Je notais avant-hier, dans un autre carnet, qu’un voyage en Chine, qu’un récit de voyage en Chine doit toujours forcément commencer en Occident, et pour nous inévitablement en France. C’est de là, et d’une certaine façon c’est là que se fait, que s’est fait ce voyage. Cette impression qui était alors quelque peu abstraite se confirme tout à fait ce matin entre Chartres et Dreux. Le voyage commence avant le voyage et c’est au retour qu’il se confirme, que les clichés se fixent.
Comme je crois l’avoir noté ici même, c’est peu à peu par analogie avec la France et l’Europe que nous avons réussi à nous familiariser avec la Chine, et chaque fois la comparaison et la ressemblance nous paraissaient on ne peut plus convaincantes. Au retour, et plus particulièrement ce matin au cours de cette promenade dans la campagne française, toute possible analogie avec la Chine disparaît et s’efface. Le paysage que je traverse, les habitudes de travail qu’il suppose, ce qui l’a conditionné comme mode d’appropriation et d’économie, son dessin, ses couleurs et jusqu’au ciel pâle qui le couvre, rien là qui puisse se comparer à quoi que ce soit de ce que nous avons vu en Chine. Le paysage chinois peut certes être étendu et plat, comme celui que je traverse un peu avant Dreux, et même beaucoup plus vaste, mais sa division, son unité de mesure, de perception, lui donnent une tout autre dimension. Ici, les champs sont divisés en plus ou moins grandes, plus ou moins inégales parts de cultures, le paysage chinois auquel je pense est également divisé par le quadrillage des canaux qui l’irriguent. Pour ce que j’en ai vu, le territoire chinois, à être plus vaste n’en semble pas moins plus maîtrisé, à être moins occupé plus naturellement proche de celui qui l’habite. L’impression que j’ai eue très souvent en Chine, et que je n’ai peut-être jamais notée ici, en voyant un paysan accroupi dans les blés en herbe, ou près des rizières, seul et arrachant une à une les mauvaises herbes, s’appropriant seul et ponctuellement la vaste étendue, c’est que rien ne serait impossible à la volonté, tour à tour, au cours de son histoire, patiente et impatiente, de ce peuple de se transformer et de transformer son histoire. Qu’il s’agisse de la Grande Muraille de Chine, ou de ce paysage de rizière, le signe, la trace que laisse le Chinois a toujours deux mesures, celle de l’homme et celle de l’espace qu’il habite : la fixation de l’une dans l’autre – vaste écriture idéogrammatique de l’étendue.
Il faudrait dire que si les cyprès qui entourent Sienne ont tous leur histoire dans Horace, c’est un peuple entier là-bas qui trace et irrigue de la terre jusqu’au ciel, d’un horizon à l’autre, ou penché sur la rizière sans horizon, la légende sans âge des grands caractères de son histoire.
Au retour de Dreux j’aperçois la flèche de la cathédrale de Chartres que je veux revoir dès aujourd’hui pour comprendre ou ne pas comprendre – ce qui, au-delà de l’actualité (les élections présidentielles), se mêle et se démêle des grandes aventures humaines dans ces sortes d’écrits géants (pris dans la traversée des siècles) que nous portons, que nous vivons aussi, le plus souvent peut-être, à ras de terre. La politique sans doute ne pourra jamais me permettre de penser cela, quoique les deux dimensions monumentales et scripturales, herbeuses et lapi- daires, qui fixent ce vécu, soient aussi des pensées.