[Paris, mardi 20 février]
Picasso grec, c'est incontestable, de 1907 à 1973. La Méditerranée, l'Espagne méditerranéenne (traversée de la présence musulmane, arabe - conflit assumé). 1906 : influence décisive de l'exposition des sculptures ibériques d'Osuna et de Cerro de los Santos (IVe et Ve siècle)… Picasso grec des Demoiselles d'Avignon, Nu à la draperie, 1907. Le cubisme de Picasso est grec, celui de Braque est cartésien. 1913 : Femme en chemise dans un fauteuil manifestement comme une sculpture… 1917 : l'Arlequin du musée Picasso de Barcelone. Explicitement les illustrations pour Les Métamorphoses d'Ovide, et sur cette lancée, en continuité de 1930 à 1936, la Suite Vollard. Guernica où le mythe de Pégase joue dans la décision initiale de l'œuvre (1937). L'Aubade (1942) du Musée national d'art moderne, Paris. L'Enfant à la langouste, 1941 (Musée Picasso, Paris). Le Charnier, 1944 (MoMA, New York). Et singulièrement significatif, le Portrait du peintre d'après Le Greco, 1950, que j'ai présenté au Musée d'Amiens en 1994. Ou encore la suite des Femmes d'Alger d'après Delacroix. Et la suite des Ménines… Picasso s'emploie de plus en plus à manifester l'origine de son art et à réactualiser la source grecque des hauts lieux de l'art moderne. Visitant l'exposition du Jeu de Paume, je m'arrête fasciné par l'admirable Femme couchée du 28 juillet 1971.
[Paris, lundi 23 avril]
À Blévy, en mettant de l'ordre dans mes archives, je trouve une carte postale que François Thiolat m'avait envoyée, en 1983 : « Environ d'Aix-en-Provence. Route du Tholonet. La stèle marque l'endroit d'où Cézanne a peint le paysage de la Sainte-Victoire, dont on aperçoit le massif à l'horizon. »
Pourquoi cette mauvaise photo me semble-t-elle si bien témoigner de ce qui inspire Cézanne ?
On apprend à regarder en regardant ce qui nous regarde.
[Vendredi 15 juin]
Reçu récemment un carton d'invitation pour le vernissage d'une exposition consacrée à L'Archéologie du fer au musée d'Antibes. Sur ce carton, une épée, une pointe de lance, de l'âge du fer (VIIIe et VIIe siècle avant J.-C.), trouvé sur le site de Saint-Dalmas-de-Tende… La fascination qu'exerce sur moi cette image n'est évidemment pas étrangère à mes lectures actuelles. J'imagine cette image sur la couverture de l'essai Poésie et métaphysique que je me propose d'écrire cet été…
[Mercredi 10 octobre]
Histoire de l'art. Alberto Giacometti aurait 100 ans aujourd'hui, et son œuvre paraît toujours aussi surprenante, inattendue, actuelle. Elle s'impose à moi très souvent (intimement) avec une certitude voisine de celle qui habite l'œuvre de Cézanne. J'aimerais pouvoir mieux définir cet accompagnement qui fait, à tel ou tel moment, que la présence d'une œuvre d'art se produit soudain dans la journée comme l'insistante mémoire d'un poème ou d'une pensée, d'une musique. Ce que les événements du jour font surgir et perdurer dans les rêves… L'inconscient est structuré comme un langage… dans la mesure où le langage trouve sa dimension dans l'œuvre, la pensée poétique, plastique, musicale… et aussi à sa façon fait image.
Cézanne : présence derrière les yeux d'une montagne, Sainte-Victoire est son nom.
Sartre (1948), à propos de Giacometti : « Il met la distance à portée de la main. »
Giacometti : depuis deux jours, sur le paysage qui défile à la fenêtre du wagon de chemin de fer (Paris-Montpellier-Paris), Le Nez. Non pas sur le paysage mais avec, comme le paysage, avec la brume ensoleillée d'un lendemain de pluie.
À Paris, plus souvent les silhouettes des statues de toutes tailles, de L'Homme qui marche aux…
Cela n'a rien d'une hallucination, c'est, à travers ce que je vois et ce que je ressens, la réalité même de ce que je vois… l'heureuse et certaine réalité de ce que je vois.
Ce que j'écrivais ici même, il y a quelques jours, de mes traversées de Paris. Ce qui habite Le Póntos.
J'ai toujours avec moi la carte postale de cette statue étrusque, intitulée Ombra della sera, qui se trouve au musée Guarnacci, à Volterra. Et sur un des rayons de la bibliothèque, à Nice, la copie d'une autre quasi semblable figure étrusque, qui vient du musée du Louvre.
Giacometti, qui fait très souvent état de son intérêt pour l'art égyptien, n'évoque jamais, autant que je sache, l'art étrusque, pourtant plus proche des origines italiennes de sa famille… et dont on peut supposer qu'il l'a vu lors du premier périple qu'il fit, jeune homme, en Italie…
L'Origine des Étrusques : sujet d'un certain nombre de conversations avec Giuseppe Ungaretti en 1963. Leur voyage, leur installation sur la côte italienne a produit un nombre d'études et de commentaires qui rempliraient plusieurs bibliothèques.
Il me semble que la définition que Benveniste donne du mot grec póntos s'applique admirablement à l'aventureux destin des Étrusques, et, d'une autre façon bien entendu, à celui de Giacometti.
Jean-Paul Sartre évoquant Giacometti dans Les Mots : « Pour un sculpteur le règne minéral n'est jamais loin. » Et le mot de Rodin considérant Rose Beuret sur son lit de mort : « Elle est belle comme une statue. » Une statue, c'est-à-dire un être debout… l'érection du vivant.
Toujours Sartre à propos de Giacometti, renversé par une voiture et qui, blessé à la jambe, s'évanouit : « Cette vie qu'il aimait au point de n'en souhaiter aucune autre, elle était bousculée, brisée peut-être par la stupide violence du hasard : “Donc, se disait-il, je n'étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre, je n'étais fait pour rien.” »
Giacometti paraît s'être brouillé avec Sartre à propos de ces lignes. James Lord, le biographe de Giacometti, déclare qu'en fait Giacometti avait eu la réaction inverse, « l'accident avait produit un des sursauts les plus dynamiques de sa vie ».
Pourtant ces deux réactions ne me semblent pas contradictoires, bien au contraire.
Dans le train : « Qu'est-ce que vous faites ? » me demande mon vis-à-vis qui me voit depuis un moment griffonner dans ce cahier.
Qu'est-ce que je fais ? J'apprends l'étrusque.
Genet en 1957, toujours à propos de ce malheureux accident : « Il [Giacometti] me dit qu'il a été très heureux quand il a su que son opération - après un accident - le laisserait boiteux. Voilà pourquoi je vais hasarder ceci : ses statues me donnent encore l'impression qu'elles se réfugient, en dernier lieu, dans je ne sais quelle infirmité secrète qui leur accorde la solitude. »
Et un peu plus loin, des statues de Giacometti : « Elles sont au fond du temps. »
Giacometti, en 1944 : « Désir de ramener les 1 multiples à un 1 unique à l'infini. »
[Paris, jeudi 15 novembre]
Le Plongeur
Nous allons vers le froid
quelques arbres
il faut penser au ciel dégagé dans le froid
et un homme nu
le sol givré gris et blanc
Du sud des éblouissements et de la mer
d'où nous venons
tout est dessiné derrière les yeux
la joie de sauter dans le vide
de traverser la lumière et le bleu liquide des corps
Mais, pour notre cause, nous allons vers le froid sec et nu avec la mort et la pensée la plus rigoureuse de la vie.
[Nice, le samedi 24 novembre]
Sur ma table, près de ce cahier, la reproduction du tableau de Véronèse, Vénus et Mars, de la Galerie Sabauda à Turin. Il était présenté dans l'exposition consacrée au rapprochement entre la peinture de la Renaissance de Venise et les Écoles du Nord, au Palazzo Grassi, il y a deux ans.
Vénus et Mars enlacés, à moitié nus, sont dérangés dans leur lutte par Cupidon qui, sur les marches d'un escalier, à gauche de la scène, fait avancer un cheval, dont on ne voit que la tête, et qu'il tient par la bride fixée au mors. L'ensemble déploie une somptueuse sensualité chromatique… musique savante de Véronèse.
Venise et la musique. Cupidon, Mars et Vénus, le cheval, pas d'autre musicien dans le tableau. C'est la peinture même qui est ici toute entière scène, emportement, instrument de musique.
Pourquoi ? Noter cette singularité : le regard des trois protagonistes (Vénus, Mars, Cupidon) est tourné vers l'intrusion du cheval qui, lui, fixe, à l'extérieur de la peinture, celui ou celle, vous et moi, qui contemple la scène.
Intérieur et extérieur dans le tableau. Le couple, dieu et déesse, s'ébat dans une chambre, au bord d'un lit sous le couvert des riches tissus pourpres et moirés, ici associés à Vénus - tandis qu'à gauche l'Amour et le cheval arrivent de l'extérieur, en haut des marches, sur un fond de ciel lumineux.
L'intrus vient de l'extérieur, et il voit comme il est vu par le cheval… Le spectateur est vu, tourné vers le tableau, comme Mars l'est vers Vénus… La musique savante ne manque pas.
Venise et la musique
Giovanni Gabrieli 1553/5-1612 : Sonate e Canzoni. Il a 26 ans de moins que Véronèse, né en 1528, mort en 1588, et 36 ans de moins que Tintoret (1518-1594)… Ils ont en même temps vécu à Venise… et, les uns et les autres, la grande peste de 1575-1577, qui engage la ville à commander l'église du Redentore à Palladio.
En 1584, Gabrieli est deuxième organiste à San Marco, il en deviendra le premier organiste à la mort de son oncle Andrea. En 1586, il est nommé organiste de la Scuola Grande di San Rocco. Les fresques de Tintoret sont réalisées entre 1564 et 1588. En 1608, un Anglais (Thomas Coryat), de passage à Venise, témoigne de son émerveillement lors d'un office de la Scuola Grande, où il entend de nombreuses pièces de Gabrieli.